🌾 Marie — partir pour ne pas mourir lĂ (1846–1931)
Une enfance dans la terre et le silence
Elle naĂ®t le 28 dĂ©cembre 1846 dans un hameau d’Ambialet, dans le Tarn, oĂą la terre est rude et les saisons immuables.
Cinquième d’une fratrie de neuf enfants, elle grandit au rythme des semailles et des moissons.
Son père cultive, sa mère Ă©lève les petits, les morts surviennent tĂ´t — l’aĂ®nĂ© disparaĂ®t Ă cinq ans.
Dans ces collines, la vie est dure, le destin Ă©crit d’avance.
Et puis, en 1871, la mort frappe encore : sa sĹ“ur JosĂ©phine, Ă peine dix-huit ans, s’Ă©teint Ă Ambialet.
Ce drame creuse un vide. Peut-être est-ce là que naît le besoin de fuir.
Ne pas finir comme elle. Ne pas s’Ă©teindre dans la mĂŞme terre, dans la mĂŞme poussière.
Partir, seule, vers la grande ville
Alors, un jour — probablement en 1872 ou 1873, Ă 26 ou 27 ans — Marie part seule.
Sans dot, sans fortune, mais avec ce que possèdent toutes les jeunes femmes de sa condition : du courage et un espoir fragile.
Elle prend la route de Marseille, oĂą l’on cherche des cuisinières, domestiques, lingères.
La ville, immense et foisonnante, accueille les provinciales venues gagner leur vie.
C’est aussi un refuge : un endroit oĂą l’on peut disparaĂ®tre du regard des siens.
La vie au cours Lieutaud
À Marseille, elle trouve à se placer comme cuisinière dans une maison du 6, cours Lieutaud, quartier neuf où se mêlent familles aisées et petits artisans.
LĂ , elle travaille, loge peut-ĂŞtre dans une chambre de service, et s’habitue au bruit du tram et du port tout proche.
Elle est seule, mais vivante, libre à sa manière.
C’est dans ce mĂŞme quartier qu’elle rencontre un menuisier de 40 ans, installĂ© rue Sainte-ThĂ©rèse, mariĂ©, père de famille.
Ils se croisent, se parlent, se comprennent peut-ĂŞtre.
Elle, jeune femme déracinée ; lui, artisan établi mais enfermé dans un quotidien terne.
De ces liaisons de voisinage naissent souvent les histoires les plus simples… et les plus compliquĂ©es.
La grossesse et le mariage
Ă€ l’automne 1873, Marie est enceinte.
Pour elle, la honte est immense ; pour lui, impossible de tout perdre.
Alors on trouve une solution : un mariage.
Un homme du Tarn, marchand de vin, cĂ©libataire, accepte de l’Ă©pouser.
Le mariage a lieu le 3 février 1874 à Marseille.
Elle est dite « cuisinière, domiciliĂ©e 6 cours Lieutaud ».
Lui, « marchand de vin, demeurant chez sa mère, boulevard Bordenave ».
Parmi les témoins : le menuisier du quartier, celui-là même de la rue Sainte-Thérèse, et un coiffeur de la rue Lafayette.
Deux hommes, deux adresses voisines — et deux tĂ©moins que l’on retrouvera bientĂ´t.
Une naissance cachée
Six mois plus tard, le 1er juillet 1874, elle accouche d’une fille.
Mais pas chez elle : Ă l’adresse 43, boulevard Dahdah, dans une maison d’accouchement privĂ©e tenue par une sage-femme.
Dans les annĂ©es 1870, Marseille en comptait plusieurs dans ce quartier du centre — rue Saint-Savournin, rue de Rome, boulevard Dahdah.
On y recevait les femmes seules, les domestiques, ou celles qui avaient besoin de discrétion.
Sur l’acte de naissance, les mĂŞmes tĂ©moins que lors du mariage :
le menuisier (40 ans, rue Sainte-Thérèse) et le coiffeur (48 ans, rue Lafayette).
Même âge, même adresse, même signature.
Le bébé reçoit un prénom plein de sens : Clémentine.
La nourrice, la montagne, et la mort
Peu après la naissance, la petite est envoyée en nourrice à Savournon, dans les Hautes-Alpes.
C’est une pratique courante : Marseille envoie chaque annĂ©e des centaines de nourrissons Ă la campagne, confiĂ©s Ă des nourrices par l’intermĂ©diaire des bureaux de placement du centre-ville.
On disait que « l’air pur des montagnes fait grandir les enfants ».
Mais en réalité, beaucoup mouraient avant leur premier anniversaire.
Le 9 fĂ©vrier 1875, l’enfant meurt Ă Savournon.
Elle avait sept mois.
Sur l’acte, une phrase laconique : « Était en nourrice. »
Aucune mention de la mère, aucun retour, aucune tombe familiale.
L’enfant s’efface.
Un seul enfant ensuite
Le 19 septembre 1875, Marie met au monde un fils, cette fois gardĂ© auprès d’elle.
Ce sera le seul.
On peut imaginer plusieurs raisons :
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Elle a presque trente ans, un âge déjà tardif pour une nouvelle grossesse.
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Le mariage était de raison, sans grand amour.
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Les années suivantes sont marquées par la faillite du commerce du mari (1877), la fatigue, et peut-être le chagrin.
La vie s’installe autrement, sans espoir d’un autre enfant.
Ce que les registres disent Ă demi-mot
Ă€ travers les actes, une trame se dessine :
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un mariage rapide, organisĂ© alors qu’elle est dĂ©jĂ enceinte ;
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une naissance hors du domicile, dans une maison d’accouchement pour cas discrets ;
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un placement immédiat en nourrice, loin de la ville ;
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un témoignage masculin récurrent, celui du menuisier, dont le prénom se glisse dans celui de la fillette.
Rien n’est Ă©crit noir sur blanc, mais tout se devine.
Une jeune femme enceinte d’un homme mariĂ©,
un mariage “rĂ©parateur”,
un enfant confiĂ© Ă d’autres,
et une vie qui continue, marquée du sceau du silence.
Une vie ailleurs
Après la faillite, le couple quitte Marseille.
On les retrouve en Algérie, où elle finit ses jours, bien des années plus tard.
Veuve, mère d’un seul fils, grand-mère d’une lignĂ©e nouvelle.
Mais dans le secret de son cĹ“ur, il reste sans doute cette peur ancienne — celle d’avoir un jour connu la honte, la perte, et d’avoir dĂ» fuir pour ne pas mourir dans la mĂŞme campagne que sa sĹ“ur.
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đź•°️ Sources & Contexte historique
📜 Les sources familiales et d’Ă©tat civil
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Naissance de Marie : 28 décembre 1846, Ambialet (Tarn).
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Mariage : 3 fĂ©vrier 1874 Ă Marseille — elle est « cuisinière, domiciliĂ©e 6 cours Lieutaud » ; lui, « marchand de vin, demeurant chez sa mère, boulevard Bordenave ».
Témoins : un menuisier de 40 ans, 10 rue Sainte-Thérèse, et un coiffeur de 48 ans, 105 rue Lafayette. -
Naissance de sa fille : 1ᵉʳ juillet 1874, 43 boulevard Dahdah (aujourd’hui boulevard Dugommier), adresse identifiĂ©e comme maison d’accouchement privĂ©e tenue par une sage-femme dans les annĂ©es 1870.
Les deux mêmes témoins signent à nouveau. -
DĂ©cès de l’enfant : 9 fĂ©vrier 1875 Ă Savournon (Hautes-Alpes), mentionnĂ©e « en nourrice ».
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Naissance du fils : 19 septembre 1875 Ă Marseille.
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Faillite du mari : 1877, Marseille.
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Décès de Marie : 2 décembre 1931 à Alger.
🏥 Les maisons d’accouchement Ă Marseille dans les annĂ©es 1870
Sous le Second Empire et les dĂ©buts de la Troisième RĂ©publique, Marseille compte plusieurs maisons d’accouchement privĂ©es destinĂ©es aux femmes enceintes non mariĂ©es ou isolĂ©es.
Ces pensions, souvent gérées par des sages-femmes diplômées, sont autorisées par la municipalité et apparaissent dans les rapports de la police sanitaire.
Le boulevard Dahdah (rebaptisé plus tard boulevard Dugommier) et la rue Saint-Savournin sont parmi les adresses les plus citées.
Les femmes y restaient quelques semaines avant et après l’accouchement, dans la discrĂ©tion.
đź‘¶ Les nourrices des Hautes-Alpes
Les nourrissons confiés à des nourrices provenaient souvent de Marseille.
Des bureaux de placement en nourrice (rue de Rome, rue Saint-Savournin) organisaient ces envois vers les Alpes, le Var ou le Vaucluse.
Le village de Savournon (05) accueillait plusieurs de ces nourrissons.
La mortalitĂ© y Ă©tait très Ă©levĂ©e : selon les rapports prĂ©fectoraux des annĂ©es 1870, près d’un enfant sur deux mourait avant un an.
đź§± Le quartier du cours Lieutaud
Le cours Lieutaud, percé dans les années 1860, relie la Canebière à Castellane.
C’est un quartier mixte, oĂą cohabitent familles bourgeoises, pensions de jeunes filles, petits artisans et domestiques.
Les rues adjacentes — rue Sainte-ThĂ©rèse, rue Lafayette, rue de Rome — formaient un microcosme artisanal oĂą circulaient ouvriers, coiffeurs, menuisiers, et employĂ©es de maison.
C’est dans ce dĂ©cor que Marie a vĂ©cu son histoire, entre silence, courage et survie.

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