Jean Brichnatz – Le voyage d’un homme sans pays
Bohême, hiver 1795.
La neige étouffe les toits d’un petit village oublié du royaume de Bohême. Vingt ans à peine, Jean Brichnatz sait déjà que son avenir ne se jouera pas ici. Les terres ne nourrissent plus les familles nombreuses. L’Empire est secoué par les guerres et les prélèvements. Il est le second fils, sans héritage ni rôle. Il décide de partir.
Il prend la route seul, sans cheval ni chariot. Juste un sac de toile, un couteau, un peu de pain noir, et l’espoir d’un ailleurs. Il marche à travers les vallées glacées de Saxe, longe les rivières de Franconie, traverse les forêts du Palatinat. Il dort sous les étoiles, mange peu, parle moins. Il avance, chaque jour plus loin de chez lui, chaque jour plus proche d’une terre inconnue.
Quand il atteint Rittershoffen, petit village alsacien non loin de la frontière rhénane, le printemps commence à faire fondre les sillons gelés. Les gens ici parlent un dialecte qu’il comprend. Il propose ses bras pour les travaux agricoles. Il est discret, efficace, honnête. On l’accepte.
C’est là qu’il croise Anne-Marie Lehe.
Elle a vingt-quatre ans, cinquième fille d’un tisserand, dans une famille sans garçons… ou presque : son seul frère, âgé comme Jean, travaille déjà au métier, mais reste sous le toit paternel. Anne-Marie, elle, est indépendante, solide, habituée aux responsabilités. Sa mère, fatiguée, lui a confié la maison et la surveillance de ses sœurs cadettes. Elle connaît sa valeur, et n’est pas du genre à se laisser séduire par le premier venu.
Mais Jean est différent. Il ne parle pas beaucoup, mais il agit avec douceur. Elle le voit aider une vieille femme à rentrer du bois, consoler un enfant qui pleure, réparer un toit sans rien demander en retour. Il est étranger, oui, mais profondément digne. Petit à petit, les regards deviennent des mots. Les mots deviennent des gestes. Et bientôt, une vie commune.
Ils ne se marient pas officiellement — ou l’acte s’est perdu — mais leur union est là, solide, évidente. En 1797, leur premier enfant naît à Rittershoffen. Trois autres suivront dans ce village. Plus tard, ils déménagent à Pfortz, puis Strasbourg, et enfin Marckolsheim, où naît leur dernier enfant en 1814.
Entre-temps, Jean est entré dans l’administration des douanes françaises. Il est affecté à la frontière, surveille les passages, veille aux échanges, peut-être même à d’anciens compatriotes. On lui fait confiance : il est sobre, loyal, et parle l’allemand, ce qui facilite les choses.
En 1820, la France régularise enfin sa situation : il obtient la nationalité française. Une formalité administrative, car depuis longtemps déjà, Jean est de ces hommes qu’une terre adopte, parce qu’ils s’y enracinent par le travail, l’amour, et les enfants qu’ils y élèvent.
Et pourtant, certains soirs, lorsqu’il regarde le ciel d’Alsace s’assombrir au-dessus des champs, il repense à la Bohême. À la neige. Aux voix d’un autre temps. Et dans le silence, il murmure encore, dans la langue de son enfance :
Jsem doma. Je suis chez moi.
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