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Une balance en héritage (1880)

 


La Balance de Philippe Mordant : l’Histoire d’un Épicier et d’un Héritage

Il existe des objets qui semblent porter en eux une mémoire silencieuse.
Des objets lourds, solides, faits pour durer, qui traversent les générations sans un mot, sans une explication.
Chez moi, cet objet est une balance Roberval, avec ses deux plateaux en laiton et son jeu de poids soigneusement rangés dans un coffret de bois.

Longtemps, elle n’a été qu’un décor chez ma mère.
Puis, en remontant ma généalogie, j’ai compris qu’elle pouvait raconter bien plus :
elle pourrait avoir appartenu à mon ancêtre direct, Philippe MORDANT.


Un fils de fruitiers, élevé dans le commerce

Philippe naît dans une famille où on vend, où on pèse, où on calcule.
Son père est fruitier à Gaillon-sur-Montcient.
Sa mère devient fruitière à Meulan.
Dans ce milieu, la balance est un outil du quotidien : on pèse les fruits, les œufs, le beurre, les légumes.
On vit du poids juste, de la mesure, du geste précis.

Pourtant, comme beaucoup d’hommes de son époque et de sa région, Philippe ne commence pas sa vie dans le commerce. Il devient maçon, comme trois de ses frères.
Il travaille sur des chantiers, taille, porte, construit.
Mais ce métier use, et Philippe aspire sans doute à autre chose — quelque chose de plus stable, de moins physique, de plus proche de ce qu’il a connu enfant.



1872 : encore maçon, à 36 ans

En 1872, Philippe MORDANT apparaît dans le recensement de Meulan comme maçon.
Il a alors 36 ans.
Le métier est rude : porter des pierres, manier la truelle, travailler sur les chantiers par tous les temps.
Comme trois de ses frères, il gagne sa vie dans un monde de poussière, d’effort et de force physique.

Rien, à ce moment-là, ne laisse encore imaginer ce qui va venir.
Mais quelque chose, en lui, a dû rester de son enfance.

Car Philippe n’a pas grandi dans les pierres.
Il a grandi dans le commerce :

  • un père fruitier,

  • une mère fruitière,

  • des paniers, des marchés, des denrées,

  • et surtout… des balances.

Un univers où l’on vit du poids juste, du geste précis.
Un univers qu’il connaît par cœur.




Vers 1880 : à 44 ans, Philippe devient épicier

Entre 1872 et 1880, Philippe change de vie.
À environ 44 ans, il quitte les chantiers pour ouvrir une épicerie.

Ce n’est pas un saut dans l’inconnu.
C’est un retour à ses racines familiales : le commerce alimentaire, l’univers des fruitiers, la manipulation des denrées, les clients du quotidien.

Et cette date, 1880, n’est pas choisie au hasard.

Car la balance Roberval que je possède aujourd’hui — celle que j’ai récupérée chez ma mère — est justement un modèle fabriqué dans ces années-là, vers 1880.
C’est exactement le type de balance qu’un nouvel épicier achetait pour s’installer :

  • plateaux en laiton poinçonnés,

  • base en fonte rouge,

  • poids étalonnés,

  • mécanique robuste conçue pour durer des décennies.

Tout concorde :
👉 Philippe a 44 ans.
👉 Il se reconvertit.
👉 Il ouvre une épicerie.
👉 Ce modèle de balance apparaît précisément à ce moment-là.

Il est donc parfaitement plausible — presque logique — que cette balance ait été la sienne.


Une boutique modeste, un geste immuable

Dans son épicerie, Philippe vend probablement :

  • farine,

  • sucre,

  • riz,

  • pois secs,

  • savon,

  • chandelles,

  • fruits et légumes.

Chaque vente commence par un poids posé sur la balance, puis le geste lent et sûr du produit versé dans un plateau.
Ce geste, il l’a appris enfant en observant ses parents.
Il l’a retrouvé à 44 ans, dans sa propre boutique.

Et aujourd’hui, quand je manipule cette balance, je peux imaginer Philippe faire exactement la même chose — au même endroit, à la même époque.


1887 : la faillite, comme tant d’autres

Mais le destin de Philippe bascule une nouvelle fois.

Le 28 septembre 1887, il est déclaré en faillite.
Il a alors 52 ans.

Les années 1880 sont terribles pour les petits épiciers :

  • concurrence des grandes maisons de vente en gros,

  • prix cassés,

  • crises agricoles,

  • dettes accumulateurs,

  • circuits commerciaux modernisés.

Une vague de faillites emporte les petits commerçants.
Philippe en fait partie.
Son commerce ferme, mais son histoire reste.




La balance : un héritage possible, et profondément crédible

La balance Roberval que j’ai chez moi était chez ma mère.
Or Philippe MORDANT est son arrière-arrière-grand-père.

La transmission d’un objet massif, utile, et coûteux à l’époque est :

  • possible,

  • plausible,

  • cohérente,

  • et typique des familles modestes du XIXᵉ siècle (on garde tout, surtout le métal).

Elle pourrait très bien avoir été :

  • utilisée dans l’épicerie de Philippe vers 1880,

  • remisée après la faillite,

  • conservée par un enfant ou un petit-enfant,

  • stockée dans une cave, un grenier,

  • transmise de génération en génération
    … jusqu’à arriver chez ma mère, puis chez moi.

Je ne peux pas l’affirmer.
Mais tout, absolument tout, s’aligne pour que ce soit vrai.

Cette balance est peut-être l’un des rares objets anciens de ma famille qui a traversé le temps.
Et si ce n’est pas la sienne, alors c’est une sœur jumelle, née la même année, posée dans la même époque, pour le même métier.


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